Jean-Marc Biolley, soixante ans, est depuis vingt ans conteur de grand chemin. Il est l’héritier d’un pépé conteur qui l’a élevé dans un village du Luchonnais. Rendez-vous en ce mois d’août, sur le parking des départs de randonnée. À l’initiative du Club Alpin Français, le Conteur des cimes se produira en refuges sur le massif des Gourgs-Blancs. Une itinérance au sommet ! Des publications sur les réseaux sociaux et une communication dans les principaux lieux touristiques de la vallée, de Bagnères-de-Luchon à Loudenvielle, ont diffusé l'information. Notre groupe, limité à vingt-cinq personnes pour la randonnée contée, est complet.
Béret vissé, le conteur nous attend planté au centre du parking des départs de randonnée, appuyé sur un long bâton au bois noueux. Il porte un gilet et des guêtres de cuir, une besace en bandoulière. Nous le rejoignons. Chacun est dûment équipé : les chaussures de randonnée sont lacées, les sacs sanglés, les bâtons de marche en main. Les doyens, un couple élancé aux fins cheveux blancs, approchent les quatre-vingt ans. Un enfançon ouvre de grands yeux sur le décor, perché dans un sac de portage, au dos de son papa.
— C'est souvent à la demande de leurs enfants que les familles s'inscrivent, m'apprend Jean-Marc. Les parents voient l'opportunité de faire marcher les gamins sans râler, aujourd'hui nous parcourrons 11 km avec environ 1 100 mètres de dénivelé positif.
Le conteur entonne l'accent chantant :
— Dans les Pyrénées, tout comme chaque grange, chaque borde, chaque fermette, chaque orri termine par un pignon, tout bon pyrénéen qui se respecte porte un béret. La coutume s'est un peu perdue aujourd'hui… constate-t-il en lorgnant nos casquettes d'estivants.
— Tout bon Pyrénéen qui se respecte porte un béret et en possède deux dans sa garde-robe. Celui de tous les jours, tout petit, porte les senteurs de nos montagnes.
La calotte noire retournée nous est présentée.
— Humez la violette printanière, les fleurs de prairie, le serpolet, l'œillet, le millepertuis, l'iris (des Pyrénées) tellement enivrant…
Le conteur arbore une mine extatique tandis que quelques nez fourrent le feutre.
— Respirez l'odeur des bêtes, de nos vaches, les gasconnes, de nos brebis, les tarasconnaises…
Mouvement de recul et nez froncés.
— Le second béret c'est celui du dimanche. On le porte pour aller à la messe ou pour les jours de fêtes, à la foire, à la Saint-Jean, à la Noël. Il est beaucoup plus large, beaucoup plus noir, beaucoup, beaucoup, plus élégant.
Le conteur se rechapote.
— C'est celui que j'ai mis aujourd'hui, puisqu'on est de sortie et avec du beau monde…
Clin d'œil à notre jolie doyenne aux joues rosies. Volte-face :
— C'est parti !
Nous empruntons un bout du GR10, passons le barrage d'Oô et ses impressionnantes chutes d'eau. Une grimpette dans les lacets rocailleux de l'ombrée, en direction du cirque de l'Espingo. Dans la palette pastel du granit, les petits lacs naturels ont mêlé le vert de la lisière végétale au bleu du ciel.
— Des teintes de Calanques ! s'exclame le conteur. J'y viens depuis petit, on montait pêcher avec mon pépé.
Une couronne de monts forme une arche à l'horizon. Le panorama est spectaculaire.
— On peut voir d'ici treize sommets de plus de 3 000 m. Nous nous trouvons dans la zone la plus alpine des Pyrénées : Le grand Quayrat, le Pic de Perdiguère, les Pic du Seil de la Baque, de Spijeoles, de Belloc. Plus loin, le Pic de Boum, le Lézat, le Maupas, l'Aneto, le point culminant de la chaîne.
Sur l’estive que baigne une lumière rasante, paissent les brebis. Le soleil passe derrière la montagne, la grosse bâtisse de pierre nous accueille. Le dîner sera bientôt prêt. La salle est bondée, les soixante couchages du refuge sont réservés et de nombreuses tentes sont dressées aux alentours. Avant le service, le gardien annonce le spectacle :
— On déplacera les bancs pour une veillée contée au coin du feu.
Jean-Marc tête nue (que dirait son Pépé que ni le vent d'autan, ni la tramontane n'ont jamais décoiffé de son béret ?) épie et écoute incognito sa future audience.
— Je récupère des informations : qui vient d'où, qui apprécie tel ou tel plaisir culinaire, qui prévoit telle ascension ou a vécu telle mésaventure…
Le conteur a remis son béret et fait face au public. Le brouhaha s'estompe. Au rythme de la flamme, les ombres dansent et le visage du conteur s'anime.
— Chez nous, le feu est un rituel encore plus ancien que nos montagnes. Le maître du feu est à la fois sorcier et divin. Ce rituel du feu, il l'a observé dès l'enfance, il l'a appris à l'adolescence, il l'a pratiqué et il l'a maîtrisé durant toute une vie. Le rituel du feu, on le commence toujours de la même manière. Toujours. On prend une feuille de journal mais attention pas n'importe laquelle… Elle ne provient pas de n'importe quel canard. Elle provient de la Dépêche du Midi : l'essence régionale !
Le conteur roule le R avec emphase, extrayant d'un rectangle virtuel la précieuse feuille, avant de la froisser.
— On enflamme le papier qui embrase le petit bois. C'est du bois de noisetier, ni trop gros ni trop fin. On attise avec le bouffadou.
Démonstration, le feu enfle. Quand on a une belle flambée, on ajoute deux grosses bûches, du hêtre de la montagne. Voilà pour le rituel du feu, immuable. Mon pépé disait, qu'on juge la qualité d'une maison non à la qualité de ses pierres, mais à la qualité de son feu.
La musique dans l'âtre crépite, le bois pète, les braises grésillent. Ça siffle, ça chuinte et ça halète dans la cheminée ouverte.
— On est responsable de la flamme qu'on allume. Le feu meurt toujours de solitude. Il en va de même pour les choses de la vie. On est responsable de la flamme qu'on allume. Le feu meurt toujours de solitude…
Le conteur enchaîne les histoires, comme l'énergie du feu, elles enrobent l'audience, elles réchauffent.